8 août 2025
Le sujet du moment
Redécouvrir les Lindarets…
… Quand la piétonnisation d’un hameau d’alpage touristique permet de développer une nouvelle approche soutenable du tourisme à l’échelle d’une vallée entière
En 1952, au moment où débute la construction du Col de la Joux Verte, le hameau d’alpage des Lindarets, situé sur son tracé à 1470 mètres d’altitude, est presque abandonné. D’une trentaine de familles occupant 70 chalets d’estive, 300 vaches et quelques chèvres au début du siècle, il ne reste plus qu’une poignée de familles de bergers. Le hameau reprend vie timidement lorsque deux restaurants ouvrent pour accueillir les ouvriers du chantier. En 1967, avec l’inauguration de la station de ski d’Avoriaz et avec le raccordement progressif de Montriond au domaine des Portes du Soleil, 6 restaurants supplémentaires ouvrent aux Lindarets. L’hiver, la route du col devient piste de ski alpin et le hameau un lieu de restauration privilégié sur la piste ; l’été le passage des voitures au milieu d’un troupeau d’une quarantaine de chèvres en totale liberté crée une curiosité touristique unique dont la renommée dépasse rapidement le Haut-Chablais.
Cinquante ans plus tard, le tableau n’a presque pas changé. Porté par l’efficacité du bouche-à-oreille et victime de son succès, le hameau demeure une attraction touristique sans équivalent et séduit le public familial et excursionniste.
L’été 2020, qui suit le premier confinement strict, marque toutefois un point de rupture. L’accentuation de la fréquentation, déjà importante, met en évidence les fragilités croissantes du hameau et du « produit » touristique qui est proposé aux visiteurs : le hameau est au bord de l’asphyxie automobile, les conditions d’accueil se dégradent, le sentiment d’insatisfaction des acteurs socioprofessionnels comme des touristes grandit. La municipalité décide alors de se saisir pleinement du sujet et de se faire accompagner par l’Agence Alpine des Territoires (Agate), afin d’identifier des réponses concrètes et cohérentes.
De la prise de conscience à la réorientation de la stratégie
La plupart des acteurs locaux s’accordent sur les constats et les menaces. Une très grande dépendance à l’activité chevrière d’abord : sans la présence du troupeau chaque été, en liberté au milieu des visiteurs et des véhicules, c’est la singularité du hameau qui disparaîtrait. Mais les blessures occasionnées aux animaux par les véhicules sont chaque été nombreuses. Ensuite, il a fallu réaliser que l’offre touristique est proche de ce qu’elle était dans les années 80 et n’a pas su accompagner l’évolution des attentes des différentes clientèles. Venir uniquement pour voir un troupeau ne suffit plus, surtout lorsque le caractère mercantile des restaurants et des magasins de souvenirs est devenu omniprésent. Enfin, le trafic automobile est devenu sérieusement pénalisant, avec des pics à plus de 2000 véhicules par jour en août : le bruit, la pollution, l’accroissement de la taille des véhicules, le stationnement sauvage généralisé et les tensions croissantes entre usagers ont largement dénaturé le charme originel. Certains jours, on compte plus de 170 véhicules en stationnement tout autour des chalets. Il y a une prise de conscience générale, difficile à accepter parfois, de la nécessité d’agir avant que l’image du hameau ne se détériore davantage.
Pourtant le site ne manque pas d’atouts. Certes, les Lindarets ne sont plus un hameau d’alpage traditionnel mais les chalets ont conservé leur charme et un caractère d’authenticité. Dans la vallée, le lac de Montriond, les cascades d’Ardent et des Brochaux, ainsi que le plateau de la Lécherette attirent beaucoup de randonneurs, vététistes et touristes recherchant la détente, la tranquillité, la contemplation du paysage montagnard ou des activités plus sportives. Plus largement, le territoire du Haut-Chablais
porte un riche patrimoine naturel et culturel, consacré par une labellisation Géopark Unesco. L’hiver, le domaine skiable d’Avoriaz, dont 40% de la partie française se déploie sur la commune de Montriond, déverse un flot considérable de visiteurs et génère plus de 80% de l’économie touristique de la commune.
En 2021, quatre axes de travail indissociables ont été identifiés :
– repenser le positionnement touristique estival du hameau, en prenant le virage d’un tourisme plus expérientiel, plus lent et plus ancré dans le territoire
– valoriser la singularité du hameau, la qualité architecturale des chalets, en requalifiant l’espace public aujourd’hui banalisé et peu accueillant
– tendre vers une piétonnisation du hameau : supprimer le stationnement dans et aux abords des Lindarets, et amorcer à long terme une piétonnisation
– expérimenter de nouvelles approches pour tous les modes de déplacements, en valorisant les infrastructures déjà existantes, à commencer par la télécabine d’Ardent, dont l’usage est limité à l’hiver.
Les deux premiers axes de travail visent l’amélioration du positionnement touristique et la requalification de plusieurs sites aux installations vieillissantes (en particulier la Cascade d’Ardent). En complémentarité directe, les deux autres axes supposent une évolution radicale des conditions d’accès au hameau.
Changer les habitudes de déplacements en osant l’expérimentation et l’évaluation en continu
L’idée, à première vue évidente, de mettre en service l’été la télécabine d’Ardent, qui ne fonctionne alors que l’hiver en période d’ouverture du domaine skiable, se heurte à un frein comportemental : comment inciter un usager à privilégier une télécabine, pour effectuer un trajet presque identique à celui qu’il pourrait effectuer en voiture par la route du col ?
L’intérêt de recourir à des expérimentations annuelles, graduées dans leur niveau d’intervention, a permis d’identifier les pistes d’amélioration et d’élever progressivement le « dispositif » à la hauteur des enjeux.
2021
Dès l’été 2021, avec peu de temps de préparation, la municipalité a testé une ouverture de la télécabine, entre le 10 juillet et le 29 août, entre 9h30 et 16h45. Malgré la faible communication auprès du public, l’information sur le terrain très discrète, les tarifs peu attractifs et surtout la concurrence directe de la route, les résultats sont encourageants : près de 14 700 montées et 12 000 descentes sont enregistrées. La différence s’explique par la présence d’une petite partie de vététistes parmi les usagers et, de plus, avec seulement 300 mètres de dénivelé, la descente peut raisonnablement se faire à pied. Pour cette première année, cette fréquentation est très loin de couvrir le déficit d’exploitation (pris en charge par la commune), mais il est intéressant de constater que le public est sensible à la nouveauté que représente la télécabine et à l’intérêt de laisser son véhicule en vallée, pour ne plus avoir à s’en préoccuper le reste de la journée. Très vite des pistes d’amélioration sont identifiées pour l’avenir : une tarification plus incitative, une meilleure articulation avec les horaires de la navette gratuite entre Morzine et la vallée de Montriond, un élargissement des horaires sur la fin d’après-midi pour davantage répondre aux attentes, etc.
2022
L’expérience monte d’un cran : à l’été 2022, la télécabine ouvre du 9 juillet au 4 septembre. Dans le même temps, la commune teste une fermeture de la route du col dans le sens montant sur la même plage horaire et l’interdiction du stationnement dans le hameau. D’autres améliorations sont mises en
place : tarification incitative pour les familles, passage de la navette Morzine-Montriond à la demi-heure et communication massive. Résultat : 55 500 montées et 48 450 descentes. Pour répondre à la fréquentation, un télésiège est ouvert afin de pouvoir descendre également d’Avoriaz.
2023
La configuration proposée l’été précédent est renouvelée : en plus de l’ouverture de la télécabine et de la fermeture de la route dans le sens montant, un petit train touristique est mis en place pour acheminer les visiteurs gratuitement entre le sommet de la télécabine et le hameau des Lindarets tout proche. Le résultat convaincant de l’été précédent se confirme, la nouvelle configuration ne décourage pas les visiteurs de fréquenter la vallée, de nouvelles habitudes sont prises. Malgré tout, il ressort que le maintien de la circulation routière dans le sens descendant demeure un frein à la reconquête du hameau, toujours pas véritablement rendu aux piétons.
2024
Ce dernier été, la commune franchit la barrière psychologique de la fermeture de la route dans les deux sens, du 1er juillet au 31 août entre 10h00 et 17h00. La télécabine est quant à elle ouverte du 28 juin au 31 août de 9h30 à 18h00. A noter qu’il demeure possible de rejoindre le parking supérieur du hameau par le Col de la Joux Verte, mais en montant par l’autre versant côté Avoriaz, au prix d’un long détour.
Le résultat est remarquable : non seulement la fréquentation de la télécabine atteint des niveaux records (70 266 montées), mais les retours exprimés par les visiteurs et une grande partie des acteurs socioprofessionnels sont globalement très positifs, loin de l’atmosphère difficile de 2021. Quelques retours négatifs ont pu être recueillis auprès d’habitants du secteur qui ont connu le site avant la fermeture de la route et qui ne voient pas d’un bon oeil ce changement qui s’impose. La fréquentation en provenance d’Avoriaz par les remontées mécaniques a également continué de croître, rendant nécessaire l’ouverture du second télésiège, afin de dissocier les flux de vététistes et de randonneurs, atteignant désormais près de 37 000 personnes sur cet itinéraire.
Au-delà des chiffres, le changement le plus spectaculaire est le calme et la sérénité qui règnent désormais au coeur des Lindarets et la réappropriation sans restriction du milieu de la chaussée par le public, à commencer par les enfants.
Les travaux réalisés par la municipalité au hameau pour créer des sanitaires publics, une aire de jeu, une aire de pique-nique ont permis un meilleur accueil du public, en attendant la réfection des sols, la finalisation du nouvel espace de vente du fromage produit sur site et l’inauguration d’un nouveau carillon musical.
Une nouvelle offre de mobilité… devenue un argument touristique à part entière
Développer cette nouvelle chaîne de déplacements a considérablement fait évoluer la façon de parcourir la vallée l’été. Alors que précédemment les professionnels du tourisme, à commencer par l’office de tourisme intercommunal, mettaient plutôt en valeur des « sites » spécifiques (le hameau, la cascade, etc.), ils communiquent aujourd’hui sur la vallée et sur l’opportunité de visiter son ensemble sans avoir à déplacer sa voiture ni se soucier du stationnement. Mieux encore, la télécabine et le petit train touristique sont devenus un « argument de vente » auprès du public familial.
Les habitants du secteur ont pris l’habitude désormais de composer avec la fermeture de la route en journée. Les visiteurs ont besoin d’être informés et, dans l’ensemble, comprennent facilement la fermeture de la route. Hormis la télécabine (6€ aller-retour par adulte), l’ensemble du « produit » touristique est gratuit : lac, parking, randonnées, train touristique, cascades, stationnement… Bien qu’il n’y ait pas de personnel employé pour faire respecter l’interdiction de circulation sur le terrain, les automobilistes en infraction sont rares.
On observe aujourd’hui que l’obligation aux visiteurs de se garer dans la vallée et de monter en télécabine entre 10h et 17h renforce un tourisme plus lent sans l’imposer : les restaurateurs constatent que la pause méridienne s’est largement étirée et il est fréquent aujourd’hui de continuer à servir le couvert tout l’après-midi. De même, les visiteurs prennent davantage le temps de repasser au hameau en fin d’après-midi, de retour de leur excursion. Du côté des socioprofessionnels, il est délicat de tirer des généralités en l’absence d’une enquête approfondie. Plusieurs professionnels interrogés n’ont pas constaté à première vue de baisse de clientèle. Au contraire, l’un d’eux affirme que la suppression du trafic a développé une nouvelle atmosphère propice à l’activité : « avant, je n’aimais pas bosser ici l’été, aujourd’hui il n’y a plus de souci » (un restaurateur des Lindarets). L’éleveuse caprine constate également que son cheptel n’est aujourd’hui plus victime de blessures causées par les véhicules.
La fermeture de la route commence également à attirer un public relativement nouveau, celui des cyclistes sur route. Encore peu nombreux en comparaison des vététistes, vers lesquels le Chablais s’est tourné depuis longtemps, les cyclistes affectionnent particulièrement les montées de col sur route fermée et trouvent ici tout l’été une portion escarpée de 3,5 km sans aucun véhicule. Le potentiel de développement de l’activité est grand.
Du côté de la municipalité et de l’office de tourisme enfin, on observe que la commune évolue peu à peu dans son positionnement touristique estival et sa recherche d’identité, dans un massif où il n’est pas facile de se faire une place aux côtés d’Avoriaz, des Gets, de Morzine, d’Abondance ou du Léman. La commune, à l’initiative du Maire, tente de remettre au goût du jour l’appellation ancienne « Vallée de Chéravaux » pour désigner ce versant du Col de la Joux Verte qui ne connaissait jusqu’à présent pas véritablement de dénomination. Mais c’est surtout la nouvelle façon d’accueillir le visiteur dans la vallée, du lac aux Lindarets, qui est en train de changer l’image de la commune. « L’image de la station est en train de changer, le produit est qualitatif et accessible, c’est plus qu’un joli village », souligne Camille Thiriet, directeur de l’office de tourisme intercommunal. La nouvelle expérience de mobilité « lente » s’affirme ainsi comme « un facteur de différenciation » pour la commune-station.
Il serait réducteur de résumer une stratégie de transition à la seule fermeture d’une route, aussi fréquentée soit-elle. Dans le cas de Montriond, cette stratégie est beaucoup plus large et se développe à travers plusieurs actions. La commune finalise la requalification d’installations très fréquentées (en particulier la passerelle et le nouveau belvédère de la Cascade d’Ardent), poursuit la requalification des espaces publics des Lindarets et ambitionne la reconquête paysagère du parking du lac du Montriond (projet à l’étude de déplacement des stationnements). Elle oeuvre aussi à la préservation des ressources naturelles et paysagères en soutenant l’instauration d’un Arrêté Préfectoral de Protection de Biotope (APPB) sur la montagne de Vorlaz, ou encore en pérennisant les activités pastorales et sylvicoles (maîtrise foncière des alpages, déplacement d’une ferme bovine sous maitrise d’ouvrage communale, création d’une association syndicale agréée pour développer la sylviculture et protéger la forêt…).
Et maintenant ? Poursuivre la démarche d’évaluation et capitaliser sur les enseignements
La commune de Montriond se trouve à présent au-devant du défi de pérenniser les actions mises en place, et de faire vivre sur la durée cette approche nouvelle. Dans un écosystème économique où les retombées financières de l’hiver écrasent celles de l’été, mais sans garantie de pérennité sur le long terme, c’est tout un univers touristique estival soutenable qui est à consolider et à articuler avec la vie à l’année sur le massif. Avec un risque possible : que l’évolution vers un nouvel modèle attractif apporte de nouvelles problématiques.
A ce titre, cette étude de cas nous apporte plusieurs enseignements et pistes de réflexions, qui peuvent être mobilisés sur d’autres territoires engagés dans des stratégies de transition, en gardant à l’esprit que chaque territoire a ses spécificités :
– Avoir une vision systémique, aussi bien en phase de diagnostic qu’en phase d’action : c’est en agissant sur tous les domaines de l’offre touristique (positionnement, cibles, qualité de l’offre…) et de l’offre de mobilités (stationnement, navette, télécabine…) de la vallée que Montriond est en mesure d’apporter une réponse concrète à un problème qui en réalité dépassait de très loin l’échelle du petit hameau.
– Viser un objectif à moyen-long terme : la transition d’un modèle vers un autre suppose une ou plusieurs phases intermédiaires. En ouvrant la télécabine et en se lançant dans un programme de requalification des sites, la commune a projeté un investissement sur plusieurs années, sans rechercher une rentabilité immédiate.
– Valoriser le « déjà-là » : ici, la commune s’est efforcée d’améliorer les installations existantes avant d’imaginer en créer de nouvelles. Le « déjà-là » constitue souvent un formidable levier de transitions, qu’il s’agisse d’équipements ou tout simplement d’acteurs qui font vivre un territoire (un alpagiste, un restaurateur, un guide de montagne, etc.). Plutôt qu’accumuler de nouvelles installations, la stratégie locale a été de clarifier la situation, en retirant des éléments (le bruit, la pollution, les conflits d’usages) pour mieux révéler le cadre qui se suffit souvent à lui-même.
– Oser l’expérimentation et cultiver l’évaluation en continu : l’évolution vers de nouvelles habitudes radicalement différentes peut passer par des phases de tests et des ajustements, avant d’envisager éventuellement de les rendre définitives. Il faut accepter parfois de faire des erreurs. Mettre en place des actions de façon progressive est aussi une voie adaptée pour réunir l’adhésion du plus grand nombre. Pour ce faire, la transition vers un nouveau modèle doit nécessairement s’accompagner d’un suivi ciblé et continu, permettant d’évaluer les facteurs de réussite ou d’échec.
– Concerter et communiquer avec et auprès de la population résidente et du tissu socio-professionnel local. Il est souvent plus facile de faire évoluer un cadre lorsque tout le monde peut espérer en tirer des bénéfices, qu’ils soient matériels ou immatériels. L’adhésion du plus grand nombre est plus facile également lorsque l’ensemble des acteurs de l’écosystème local sont réunis en amont et travaillent sur un avenir commun (collectivités, office de tourisme, habitants, socioprofessionnels, milieu associatif, société exploitant les remontées mécaniques, etc.).
Si la commune de Montriond s’était contentée d’observer les données de fréquentation de la télécabine à la fin du premier été (2021), sans en évaluer l’ensemble des facteurs, elle n’aurait probablement pas donné suite à l’expérimentation. En évaluant chaque année les actions mises en place, dans toutes leurs composantes et en les ajustant pour répondre aux problématiques des usagers, des socio-professionnels et du milieu lui-même, elle arrive progressivement à un modèle prometteur et qui ouvre de nouvelles perspectives pour une vallée entière.